4
Je rêvais de ma famille. Nous étions tous en train de nous étreindre. Gabrielle elle-même était là, en robe de velours. Le château était noirci et brûlé, les trésors que j’y avais entreposés fondus ou réduits en cendres.
J’étais revenu pour les transformer tous en vampires et la famille de Lioncourt était désormais une famille de beautés aux visages blêmes, y compris le bébé suceur de sang dans son berceau et la jeune mère qui lui tendait le rat gris à longue queue qu’il allait téter.
Tout le monde riait, s’embrassait en foulant les cendres, mes frères blafards, leurs femmes blafardes et les petits spectres qu’ils avaient engendrés très occupés à babiller au sujet de leurs victimes. Mon père aveugle se levait, tel un personnage biblique, pour proclamer : « J’Y VOIS ! »
Mon frère aîné me passait son bras autour des épaules. Il était superbe dans son bel habit. Jamais je ne l’avais vu ainsi. Le sang vampirique l’avait affiné et lui avait donné une expression de profonde spiritualité.
« Sais-tu que c’est une excellente chose que tu sois venu avec tes dons ténébreux ? » Il éclata d’un rire jovial.
« Le Don ténébreux, mon cher, le Don ténébreux, corrigea sa femme.
— Sinon, conclut-il, ma foi, nous serions tous morts ! »
5
La maison était vide. Les malles étaient déjà parties. Le navire devait quitter Alexandrie d’ici deux nuits. Je n’avais gardé avec moi qu’une petite valise, car le fils du marquis devait avoir de quoi se changer. Et bien sûr, le violon.
Gabrielle se tenait sous l’arcade qui menait au jardin. Sa fine silhouette aux longues jambes était superbement anguleuse dans ses habits de coton blanc, le chapeau sur les yeux, comme toujours, les cheveux épars.
Étaient-ils à mon intention, ces longs cheveux épars ?
Mon chagrin s’enflait en un raz de marée où toutes les pertes, celles des morts et des non-morts, étaient englouties.
Il reflua, cependant, et je me sentis sombrer à nouveau, comme dans un rêve où l’on part sans volonté à la dérive.
Je me dis soudain que sa chevelure était comme une pluie d’or, que les vieux poèmes riment à quelque chose quand on regarde quelqu’un qu’on a aimé. Qu’ils étaient beaux, les méplats de son visage, son implacable petite bouche !
« Dis-moi de quoi tu as besoin, mère ? » dis-je calmement. Les meubles seuls restaient. Tous mes oiseaux au brillant plumage avaient été donnés, vendus, même les perroquets gris qui vivaient aussi longtemps que les hommes. Nicolas avait vécu trente ans.
« Veux-tu de l’argent ? »
Son visage s’empourpra magnifiquement, ses yeux lancèrent un éclair de pure lumière, bleu et violet. Un bref instant, elle eut l’air humaine. Puis, lorsqu’elle baissa la tête, le bord de son chapeau me masqua entièrement son visage. Inexplicablement, elle demanda :
« Mais où iras-tu ?
— Dans une petite maison de la rue Dumaine à La Nouvelle-Orléans, dis-je d’un ton froid, précis. Après sa mort, une fois qu’il reposera en paix, je n’en ai pas la moindre idée.
— Ce n’est pas sérieux !
— Mon passage est retenu à bord du prochain navire qui quittera Alexandrie. Je vais à Naples, puis à Barcelone et je m’embarquerai à Lisbonne pour le nouveau monde. »
Son visage paraissait plus étroit, ses traits plus pointus. Ses lèvres s’agitèrent sans proférer un son. Je vis les larmes lui monter aux yeux et je sentis son émotion comme si elle tendait la main pour me toucher. Je détournai les miens, feignis de ranger des papiers, puis je m’efforçai de faire tenir immobiles mes mains qui s’obstinaient à trembler. Heureusement que Nicolas a emporté ses mains avec lui dans le feu, me dis-je, sans quoi j’aurais été obligé de retourner à Paris les chercher avant de pouvoir partir.
« Tu ne peux pas aller le retrouver ! » souffla-t-elle.
Qui donc ? Ah, mon père !
« Quelle importance ? J’y vais », déclarai-je.
Elle secoua imperceptiblement la tête et s’approcha.
« Quelqu’un de notre race a-t-il jamais effectué cette traversée ? demanda-t-elle tout bas.
— Pas que je sache. A Rome, ils ont dit que non.
— Elle est peut-être impossible.
— Pas du tout. Et tu le sais fort bien. » Nous avions déjà vogué sur les ondes, dans des cercueils garnis de liège. Malheur au Léviathan qui nous eût cherché noise !
Elle me dévisagea, incapable désormais de masquer sa douleur. Elle était ravissante.
« Tu sais où me joindre, dis-je, mais mon amertume manquait de conviction. Tu connais mes banques à Londres et à Rome. Elles sont inamovibles. Tu sais tout cela...
— Arrête, jeta-t-elle tout bas. Ne me parle pas ainsi. »
Quel mensonge que tout cela, quelle farce ! C’était justement le genre d’échange qu’elle avait toujours haï. Dans mes plus folles chimères, je ne m’étais pas imaginé la scène ainsi : moi, froid comme le marbre, elle pleurant. Je croyais que c’était moi qui éclaterais en sanglots et me jetterais à ses pieds.
Nous échangeâmes un long regard. Ses yeux étaient embués de sang, ses lèvres tremblaient.
Brusquement, mes nerfs craquèrent.
Je pris son corps frêle et délicat entre mes bras, décidé à ne plus lâcher, même si elle se débattait. Mais elle resta passive et nous pleurâmes en silence, apparemment incapables de nous arrêter. Elle ne se soumit point, cependant. Je ne la sentis pas fondre sous mon étreinte.
Puis elle s’écarta. Elle me caressa les cheveux des deux mains, se pencha pour me baiser les lèvres, puis elle s’éloigna, légère, silencieuse.
« Je m’en vais, mon chéri », dit-elle.
Je secouai la tête. Que de paroles restaient en suspens ! Elle en avait toujours été avare.
De sa démarche languide et gracieuse, elle gagna la porte du jardin et leva les yeux vers le ciel nocturne avant de les tourner vers moi.
« Promets-moi quelque chose, dit-elle enfin.
— Bien sûr », répondis-je. Mais je me sentais si brisé intérieurement que je n’avais plus envie de parler. Les couleurs s’étaient estompées. La nuit n’était ni chaude ni froide. J’aurais voulu qu’elle partît et pourtant, j’étais terrifié à l’idée que le moment approchait où je ne pourrais plus la rappeler.
« Promets-moi que tu ne chercheras jamais à mettre fin à toi-même, sans que nous nous soyons d’abord réunis », dit-elle.
Je restai un instant bouche bée, puis je dis :
« Jamais, je ne chercherai à y mettre fin. » Mon ton était presque méprisant. « Tu as donc ma promesse. Elle ne me coûte rien. Mais toi, promets aussi quelque chose. Tu me feras savoir où tu es partie, où je puis te joindre... tu ne disparaîtras pas comme une créature sortie de mon imagination...»
Je m’interrompis. L’hystérie perçait dans ma voix. Je ne pouvais l’imaginer en train de m’écrire, de poster une lettre, de faire toutes ces choses habituelles aux humains. On eût dit que nous n’avions jamais été deux êtres de même nature.
« J’espère que tu ne trompes pas sur toi-même, dit-elle.
— Je ne crois en rien, mère. Tu as dit jadis à Armand que tu croyais pouvoir trouver des réponses dans les grandes jungles et les forêts ; que les étoiles révéleraient finalement quelque profonde vérité. Mais moi, je ne crois en rien. Et cela me rend plus fort que tu ne le penses.
— Alors pourquoi ai-je si peur pour toi ? » demanda-t-elle. Sa voix était entrecoupée. Je devais presque lire sur ses lèvres.
« Tu sens ma solitude, dis-je, l’amertume que j’éprouve à être exclu de la vie. L’amertume que j’éprouve à être une créature du mal, à ne pas mériter d’être aimé alors que j’ai soif d’amour. Pourtant, ces choses ne m’arrêtent pas, mère. Je suis trop fort pour cela. Comme tu l’as dit un jour, je fais très bien le mal. Seulement, de temps à autre, ces réalités me font souffrir, voilà tout.
— Je t’aime, mon fils », dit-elle.
J’aurais voulu lui arracher quand même le serment de m’écrire. J’aurais voulu...
« Tiens ta promesse », dit-elle.
Brusquement, je sus que le moment suprême était venu et que j’étais impuissant à le différer.
« Gabrielle ! » chuchotai-je.
Mais elle était déjà partie.
La pièce, le jardin, la nuit même étaient vides et silencieux.
J’ouvris les yeux avant l’aube. Je gisais sur le sol de ma maison, après avoir pleuré, puis dormi.
Je savais que j’aurais dû partir pour Alexandrie, parcourir la plus grande distance possible, avant de m’enfouir dans le sable au lever du soleil. Qu’il serait bon de sommeiller dans la terre sablonneuse ! La grille du jardin était ouverte, toutes les portes de la maison étaient béantes.
Mais j’étais incapable de bouger. Froidement, en silence, je m’imaginais en train de la chercher dans tout Le Caire, l’appelant, la suppliant de revenir. J’avais presque l’impression de m’être réellement humilié en lui courant derrière pour essayer de lui reparler de la destinée : j’étais voué à la perdre comme Nicolas à perdre ses mains. Or, il fallait, Dieu sait comment, triompher de la destinée.
Absurde ! D’ailleurs, je ne lui avais pas couru derrière. J’étais sorti chasser et j’étais rentré. Elle était à des lieues du Caire, aussi inaccessible qu’un grain de sable dans l’air.
Au bout d’un long moment, je tournai la tête : le ciel incarnat sur le jardin, une lumière cramoisie se glissant au-dessus du toit. Le soleil arrivait et la chaleur et, à travers l’écheveau des ruelles cairotes, le réveil de mille petites voix qui paraissaient sortir du sable, des arbres, de l’herbe.
Très lentement, en écoutant ces voix et en regardant la lueur éblouissante sur le toit, je sentis qu’un mortel était proche.
Il se tenait à la porte du jardin et observait ma forme immobile dans la maison vide. Un jeune Européen blond en costume arabe, plutôt beau. Dans la pâle clarté de l’aube, il apercevait cet autre Européen gisant sur le sol d’une maison abandonnée.
Je ne le quittai pas des yeux tandis qu’il s’avançait dans le jardin. Le jour naissant me chauffait les yeux, commençait même à brûler la peau tendre de leurs contours. Il me faisait penser à un fantôme dans son long burnous blanc.
Je savais que j’aurais dû fuir. Partir immédiatement m’abriter de la lumière du soleil. Je ne pouvais plus gagner la crypte souterraine avec ce mortel dans ma tanière. Je n’avais plus non plus le temps de le tuer et de m’en débarrasser.
Pourtant, je ne bougeai point. Il s’approchait, son ombre se découpant de plus en plus mince et noire sur le scintillement du ciel.
« Monsieur ! » Un chuchotis plein de sollicitude, comme celui de la mendiante jadis, à Notre-Dame. « Monsieur, qu’y a-t-il ? Puis-je vous aider ? »
Un visage hâlé sous les plis blancs du voile qui couvrait sa tête, des sourcils dorés qui brillaient, des yeux gris.
Presque sans le vouloir, je me relevai. Je sentis mes lèvres se retrousser, puis j’entendis un grondement sortir de ma bouche et je vis son visage figé de saisissement.
« Regarde ! sifflai-je, en dévoilant mes crocs. Vois-tu ? »
Me ruant sur lui, je lui pris le poignet et collai sa main ouverte contre mon visage.
« Tu me croyais humain ? » criai-je. Je le soulevai du sol et je le sentis se débattre et ruer inutilement. « Tu me prenais pour ton frère ? » braillai-je. Sa bouche s’ouvrit démesurément dans un râle, puis un hurlement s’en échappa.
Je le projetai de toutes mes forces à travers l’espace et son corps disparut en tournoyant par-dessus le chatoiement du toit.
Le soleil était un feu aveuglant.
Je sortis en courant du jardin et me lançai à corps perdu dans un dédale de ruelles inconnues. J’enfonçai des grilles et des portes, écartant brutalement les mortels de mon chemin. Je m’enfonçai à travers des murs de pierre, à demi étouffé par la poussière de plâtre qui s’en dégageait, pour ressortir dans d’autres allées puantes. Et la lumière me pourchassait comme si elle était lancée à mes trousses.
J’aperçus une maison brûlée qui tombait en ruine et j’en forçai l’entrée pour gagner le jardin où je me mis à creuser le sol, m’enfonçant de plus en plus profondément jusqu’à ce que je ne pusse plus remuer ni les bras ni les mains.
J’étais suspendu au frais, dans le noir.
J’étais en sécurité.
6
Je me mourais. Du moins le croyais-je. Je ne savais plus combien de nuits avaient passé. Je devais me lever et partir pour Alexandrie, je devais traverser les mers, mais pour cela il fallait bouger, se retourner dans la terre, céder à la soif.
Or, je ne céderais pas.
La soif vint, puis reflua. C’était une torture, une brûlure ; mon cerveau était assoiffé. Et mon cœur. Mon cœur devenait de plus en plus gros, cognait de plus en plus fort, mais je refusais toujours de céder.
Peut-être les mortels, là-haut, pouvaient-ils l’entendre ? Je les voyais de temps à autre, jaillissements de flammes contre l’obscurité, j’entendais leurs voix, un babil de langues étrangères. Le plus souvent, cependant, il n’y avait que les ténèbres.
Finalement, je ne fus plus qu’une soif gisant en terre, une soif au sommeil et aux rêves teintés de rouge. Peu à peu, je sus que j’étais désormais trop faible pour traverser les mottes de sable friables, trop faible, sans doute, pour remettre les rouages en route.
L’eussé-je voulu, je ne pouvais plus me lever. Plus bouger du tout. Je respirais, mais pas comme le font les mortels. Mon cœur retentissait à mes oreilles.
Pourtant, je ne mourus point. Je me desséchai, comme les créatures torturées au fond du cimetière des Innocents, métaphores abandonnées du malheur universel que nul ne voit, ne note, ne reconnaît.
Mes mains étaient des griffes, ma peau collait à mes os et mes yeux jaillissaient des orbites. Nous pouvions donc durer ainsi éternellement, même si nous ne buvions pas, si nous ne nous abandonnions pas au plaisir voluptueux et fatal. Ce serait intéressant, si chaque battement de cœur n’était pas une telle souffrance.
Et si je pouvais cesser de penser : Nicolas a disparu, mes frères ont disparu. « Mais ne crois-tu pas que nous faisons le bien quand nous sommes là, que nous rendons les gens heureux ?
— Le bien ? Qu’est-ce que tu racontes ? Le bien !
— Oui, le bien, nous faisons un peu de bien ! Dieu du ciel, même si ce monde n’a aucun sens, il peut quand même y avoir un peu de bien. C’est bien de manger, de boire, de rire... d’être ensemble...»
Rires. Musique démente. Vacarme, dissonance, interminable et perçante articulation de l’absurdité...
Étais-je endormi ? Éveillé ? Je n’étais sûr que d’une chose, j’étais un monstre. Et parce que je gisais en terre, en proie au tourment, des mortels franchissaient en paix l’étroit défilé de la vie.
Gabrielle était peut-être dans les forêts d’Afrique à présent.
Parfois, des mortels se réfugiaient dans la maison brûlée au-dessus de moi, des voleurs qui se cachaient. Le babil incompréhensible devenait trop fort. Mais je n’avais qu’à sombrer encore plus bas à l’intérieur de moi-même pour ne plus les entendre.
Suis-je vraiment coincé ici ?
Puanteur de sang, là-haut.
Peut-être étaient-ils mon dernier espoir, ces deux humains qui campaient dans le jardin à l’abandon ? Peut-être leur sang me ferait-il remonter à la surface et tendre vers eux ces hideuses griffes ?
Ils mourraient de peur avant même que je busse. Quelle honte ! Moi qui avais toujours été un si beau diable. Plus maintenant.
De temps à autre, Nicolas et moi étions plongés dans « notre entretien ». « Je suis au-delà de la douleur et du péché, disait-il. – Mais éprouves-tu encore quelque chose ? C’est donc cela être libéré, c’est ne plus rien sentir ? » Ni la détresse, ni la soif, ni l’extase ? Pourquoi notre concept du ciel était-il l’extase ? Les félicités célestes. Notre concept de l’enfer, la douleur. Les feux de l’enfer. Donc, nous préférions continuer à sentir, pas vrai ?
Es-tu capable de renoncer, Lestat ? Non, tu préfères lutter contre la soif au prix de tourments infernaux que de mourir et de ne plus rien sentir. En tout cas, il te reste le désir de sang, ce sang chaud et délicieux qui te remplirait à satiété. Le sang.
Combien de temps ces mortels allaient-ils rester dans mon jardin désert ? Une nuit, deux ? J’avais laissé le violon dans la maison où je vivais, il fallait retourner le chercher pour le donner à un jeune musicien mortel, quelqu’un qui...
Le silence béni. A l’exception de ce violon qui jouait. Les doigts blancs de Nicolas martelant les cordes, l’archet fusant dans la lumière et les visages des marionnettes immortelles. Un siècle plus tôt et le peuple de Paris lui aurait épargné la peine de se brûler lui-même. Peut-être m’aurait-on brûlé, moi aussi, mais cela m’eût étonné.
Non, point de bûcher des sorcières pour moi. Jamais.
A présent, il survivait dans ma mémoire, selon la pieuse formule des mortels. Était-ce une vie, cela ? Moi qui n’aimais déjà pas vivre dans ma propre mémoire ! A quoi cela ressemblait-il de vivre dans celle d’un autre ? A rien ! Tu n’y es pas vraiment, Nicolas, si ?
Des chats dans le jardin. Leur sang qui puait.
Non merci, sans façon. Je préfère encore souffrir, me dessécher comme une coquille pourvue de dents.
7
Un bruit dans la nuit. Qu’était-ce donc ? La grosse caisse battant lentement dans les rues de mon village natal pour annoncer la représentation des Comédiens-Italiens. Celle que j’avais frappée à mon tour à travers les rues du bourg où nous avions joué, durant les quelques précieuses journées où je m’étais enfui avec eux.
Non, c’était plus fort que cela. Serait-ce le rugissement d’un canon, éveillant un tonnerre d’échos à travers des vallées et des défilés de montagne ? Le bruit me pénétrait jusqu’à l’os. J’ouvris les yeux dans le noir. Il se rapprochait.
C’était un vacarme immense et menaçant, de plus en plus proche. Pourtant, une partie de moi savait que le bruit n’existait pas vraiment, que nulle oreille humaine ne l’entendait.
L’Égypte gît dans le silence. Il couvre le désert de part et d’autre du fleuve majestueux. On n’entend pas même un bêlement, ni un beuglement. Pas même des pleurs de femme.
Pourtant, ce bruit était assourdissant.
Pendant une brève seconde, j’eus peur. Je m’étirai dans le sol, mes doigts cherchant à se frayer un passage en force vers la surface. Je ne voyais rien, je ne pensais rien, je flottais dans le sable et brusquement, je ne pouvais plus respirer, plus crier, alors que les cris que j’aurais pu pousser auraient très certainement fracassé tout le verre des alentours.
Le bruit était plus fort, plus près. J’essayai de rouler sur moi-même pour sortir à l’air libre. Impossible.
Je crus alors voir la chose, la silhouette qui approchait. Une lueur rouge dans les ténèbres.
Ce bruit annonçait l’arrivée de quelqu’un, d’une créature si puissante que dans le silence, les arbres, les fleurs, l’air lui-même la sentaient approcher. Les bêtes qui vivaient dans la terre le savaient, la vermine s’enfuyait, les félins s’écartaient de son passage.
Peut-être était-ce la mort.
Peut-être, par quelque sublime miracle, la mort vivait-elle. Elle nous prenait dans ses bras, mais elle n’avait rien d’un vampire, elle était l’incarnation du ciel.
Et nous montions avec elle jusqu’aux étoiles. En quittant l’existence, nous dépassions les anges et les saints et la lumière elle-même pour gagner la divine obscurité, le vide. Dans l’oubli, tout était pardonné.
Je repoussai le sol, je lançai des ruades, mais mes bras et mes jambes étaient trop faibles. La terre sablonneuse m’emplissait la bouche. Pourtant le bruit m’enjoignait de me lever.
Je crus entendre rugir l’artillerie, tonner le canon.
Je compris que c’était moi qu’il cherchait, ce bruit, entre toutes les créatures. Il me cherchait comme un rayon de lumière. Je ne pouvais plus rester dans la terre. Il fallait répondre.
Je lui adressai un chaud courant de bienvenue. Je lui dis où j’étais et j’entendis ma propre respiration, pitoyable, tandis que je m’efforçais d’agiter les lèvres. Le bruit était à présent si fort qu’il battait comme un pouls dans toutes les fibres de mon corps. La terre autour de moi ondulait à son rythme.
Il avait désormais atteint les ruines de la maison brûlée.
La porte était arrachée de ses gonds, je le vis contre mes paupières fermées. Je vis quelque chose bouger parmi les oliviers, entrer dans le jardin.
Pris d’une nouvelle frénésie, je griffai le sol pour tenter de sortir, mais le bruit faible que j’entendais à présent, c’était celui de quelqu’un qui creusait le sable au-dessus de moi.
Quelque chose de velouté m’effleura le visage. Je vis tout là-haut luire le ciel obscur où glissaient des nuages, jetant un voile sur les étoiles. Jamais dans sa simplicité il ne m’avait paru aussi beau.
Mes poumons se gonflèrent d’air.
Je poussai un violent gémissement de plaisir, mais ce que je ressentais était au-delà du plaisir. Respirer, voir le ciel, quel miracle ! Et l’assourdissant battement de grosse caisse en était le parfait accompagnement sonore.
Celui qui m’avait cherché et d’où émanait ce bruit se dressait au-dessus de moi.
Le bruit soudain se désintégra pour ne plus être qu’une imperceptible vibration. Je me sentis soulevé hors de la terre et pourtant la silhouette avait les bras le long du corps.
Elle les leva enfin pour m’étreindre et je vis un visage qui ne semblait pas de ce monde. Comment imaginer tant de patience, de bonté, de compassion ? Non, ce n’était pas un de nous. Impossible. Et pourtant si. Une chair et un sang surnaturels, comme les miens. Des yeux iridescents qui captaient la lumière, des cils d’or qui semblaient tracés par le plus fin des pinceaux.
Ce puissant vampire me soutenait, les yeux plongés dans les miens et je formulai la folle pensée que je connaissais à présent le secret de l’éternité.
« Alors, dis-le-moi », chuchota-t-il en souriant. Pure image de l’amour humain.
Je vis mes bras, secs comme deux os, mes mains comme les serres d’un oiseau de proie. Comment un pareil squelette pouvait-il vivre encore ? Mes jambes n’étaient plus que deux bâtons. Je flottais dans mes habits. Je ne pouvais ni me tenir debout, ni bouger, et le souvenir du sang coulant dans ma bouche me fit défaillir.
Son costume brillait d’un sourd éclat, la longue cape rouge qui le couvrait jusqu’aux pieds, les mains gantées de rouge qui me tenaient. Les lourdes ondulations de son épaisse chevelure blanche, mêlée d’or, encadraient son visage. Les yeux bleus sous les sourcils d’or auraient pu sembler refléter de sombres ruminations, s’ils n’avaient été si grands, si adoucis par le sentiment qu’exprimait la voix.
Un homme en pleine force de l’âge au moment du Don ténébreux, avec un visage carré, aux joues légèrement creusées, aux lèvres charnues, empreint d’une douceur, d’une paix terrifiantes.
« Bois », dit-il, ses lèvres formant soigneusement le mot, comme si c’eût été un baiser.
Comme Magnus jadis, il découvrit sa gorge et la veine, sombre et violacée, s’offrit, sous la blancheur de la peau translucide. Le bruit reprit, l’irrésistible pulsation, et je me sentis happé.
Le sang, lumineux, comme un feu liquide. Notre sang.
Mes bras, dans lesquels s’éveillait une force incalculable, se nouèrent autour de son cou, mon visage se pressa contre sa peau fraîche, le sang giclant jusqu’au fond de mes reins, diffusant sa chaleur dans chaque vaisseau de mon corps. Combien de siècles avaient purifié ce sang, distillé sa puissance ?
Sous le rugissement, je crus l’entendre parler.
« Bois, pauvre enfant, pauvre enfant blessé. »
Je sentis son cœur se gonfler, son corps onduler contre le mien, nous ne faisions plus qu’un.
Je murmurai :
« Marius ? »
Et il répondit :
« Oui. »